5 novembre 2011 au Polaris de Corbas,
« Tutti frutti et peau de banane »
repas unique confectionné et présenté par 23 serveurs de parole.
Au menu ce soir-là:
Soufflé de souvenirs et confit-danse universelle
Croustillant de mots sur lit de mélodies, mesclun de voix et de regards
Brochette de paroles façon Hauts Parleurs et sa fricassée de pratiques artistiques à la Claire Truche
Salade de rires à la fraise et farandole de mots déguisés.
Odile Groslon, gérante de l’établissement, précise que tout est « maison », confectionné exclusivement à partir de récits de qualité longuement mijotés et d’histoires fraichement cueillies. Garanties sans arôme artificiel, elles peuvent contenir en proportion variable des paroles poétiques, exotiques, humoristiques, politiques, et des traces de fruits à coque, à peau coriace, à chair acide. Fatal pour les intolérants.
Les curieux voudraient en savoir plus, se glisser en cuisine, s’envoler dans le temps, suivre le haricot magique et prendre part aux préparatifs.
C’est au jardin que tout commence. Au jardin de chacun. Jardin secret, jardin anglais. Jungle improvisée sur balcon ou vaste verger patenté. A la mode de chez nous pour planter les choux, à la mode d’ailleurs pour semer partout. Au jardin communautaire ensuite. Des mois pour sauter les enclos. Jardins partagés, carrés ouvriers, foires aux plants et bons plans, trocs de trucs tout à trac, échanges de chansons et dictons. Les paniers se remplissent du fruit de nos expériences, matière brute de nos différences.
Vient le temps de l’épluchage des idées. Sans lavage de cerveau, mais avec décorticage parfois jusqu’au noyau. Quand on tranche dans le vif, certaines histoires agacent le palais. Si l’on n’y prenait garde, elles feraient naître ici ou là quelque amertume. L’occasion d’égrainer les contradictions des uns, les revendications des autres, les intentions de tous et de chacun. Sous le signe de la bienveillance, soupeser, trier, encore et encore. La parole s’aiguise, les appétits s’attisent.
Reste à mettre tout ça en scène. C’est le travail de Claire Truche, chef étoilée, 5 bras pour être partout. Chercher, proposer, accommoder. Comment trouver l’équilibre? Pimenter la sauce juste assez pour titiller les papilles bien pensantes et réveiller le goût de l’autre ? Laisser s’exprimer les saveurs particulières sans étouffer l’ensemble. Oser parfois l’exubérance, interroger les mémoires, bousculer les fausses évidences… Et faire confiance.
Il est des récits qui ont grandi sous surveillance rapprochée, bichonnés des mois durant, greffés, replantés, réorientés. A force de tuteurs ou de cisailles, les voilà desséchés, fruits fades, inconsistants. Pourtant la terre était riche, le plant était fort. Ah les mystères de la nature, les défis de la culture !
Il faut chercher ailleurs. Ecarter à regret un fruit parfumé qui ne s’accorde pas aux autres, une histoire à la pulpe croustillante mais redondante. Et retourner au panier. Se laisser surprendre : miam, les fruits confits et qu’on ressort ! Chic, les fruits trop verts hier qui ont mûri depuis !
(Astuce de cuisinière : si le vent pousse une pomme pour la décrocher et qu’elle roule dans un panier rempli de fruits, elle les aide à mûrir. Artistiquement prouvé ! A condition que les fruits soient de qualité.)
Mangue de Cuba, tarte aux figues fraiches, salade d’oranges et confitures, on goûte à tout, au propre comme au figuré. Ambiance parfois colo, calembours et jeux de mots. Mais que de de travail sans cesse recommencé, que de litres de café. Et au milieu de tout ça… un mariage, des anniversaires, une naissance à fêter. Des colères, des doutes à partager. On se découvre. Champions du dosage, rédacteurs minutieux de recettes à suivre à la lettre, inconditionnels de l’impro la main sur la salière, pressés du geste, précieux du mot, précis de la note, chef toquée, brigade jamais embrigadée... il y a de tout dans cette histoire. Les fous-rires fusent avec les pépins, les yeux fatigués s’essuient au torchon qui n’a pas brûlé et le bien-nommé « comité de pilotage » veille au grain (de raisin). Dans ce groupe sans rôles attribués, collectif sans hiérarchie, ils donnent du temps et de la voix, gèrent l’intendance et les avis d’orage, l’œil sur l’horloge et l’oreille attentive.
Le temps passe, la chef doit trancher… et minuter. Les commis conteurs qui n’ont pas compté leurs heures se prennent à décompter chaque mot, ajuster chaque refrain. On découpe, on cisèle, façon basilic frais et crêpes dentelles. Pour qu’élégance rime avec irrévérence, que chacun trouve sa place et l’ensemble sa cohérence. Lorsqu’enfin tout fait sens, tout le monde est prêt pour le plateau de résistance.
Plateau de service, plateau de spectacle, au fond quelle différence? Côté salle ou cuisine, côté cour ou jardin, se croisent picoreurs et gourmands, grincheux et turbulents. Des caractères contraires, des identités mêlées. Mais entre eux, servie sur un plateau, une seule évidence : la vie. Et l’urgence de la nourrir sous toutes ses formes… et tutti frutti.